Khalil Gibran : la voix du prophète
Les principales dates de sa vie
1883 : Naissance à Bcharré, petit village de la vallée de la Quadicha,(La vallée sainte), au Liban.
1895 : Après l’arrestation et l’emprisonnement de son mari, la mère de Khalil Gibran s’exile avec ses quatre enfants à Boston, aux Etats-Unis.
1897 : Retour au Liban pour y suivre les cours de l’école de la Sagesse al-Hikmat où l’histoire des religions et le droit international lui sont entre autre enseignés.
1904 : Rencontre de Mary Haskell, muse et véritable ange protecteur de Khalil Gibran dont l’aide financière, pendant la plus grande partie de sa vie, lui permettra de se dédier entièrement à son art.
1908-1910 : Séjour à Paris. Il étudie la peinture et la sculpture à l’Académie Julian et aux Beaux Arts. Il fréquente Rodin, Debussy, Maeterlinck, Edmond Rostand et découvre l’œuvre de Friedrich Nietzsche: Rencontre spirituelle capitale.
1910 : Il s’installe à New York et y exerce désormais ses talents. Il fait le portrait de nombreuses personnalités, dont William B. Yeats, Carl Gustav Jung et Sarah Bernhardt, Debussy…
1916 : Khalil Gibran lance un cri « Mon peuple est mort », afin d’attirer l’attention du monde sur le joug ottoman et la famine qui oppresse son pays.1923 : Publication du “Prophète” en Anglais. Le succès est immédiat et confirme l’intuition du « New-York Evening Post » qui avait titré pour la sortie de son premier ouvrage quelques années plus tôt: « C’est la voix et le génie du peuple arabe »1931 : Gibran meurt le 10 Avril dans un hôpital de New York. Son corps fut déposé à sa demande dans le monastère Mar Sarkis, non loin de Bcharré, lieu maintenant devenu culte pour des milliers de personnes.
Les enfants
Et une femme qui tenait un bébé contre son sein dit, Parlez-nous des Enfants.
Et il dit :
Vos enfants ne sont pas vos enfants.
Ils sont les fils et les filles de l’appel de la Vie à la Vie.
Ils viennent à travers vous mais non de vous.
Et bien qu’ils soient avec vous, ils ne sont pas à vous.
Vous pouvez leur donner votre amour, mais pas vos pensées.
Car ils ont leurs propres pensées.
Vous pouvez héberger leurs corps, mais pas leurs âmes.
Car leurs âmes résident dans la maison de demain que vous ne pouvez visiter, pas même dans vos rêves.
Vous pouvez vous efforcer d’être comme eux, mais ne cherchez pas à les faire à votre image.
Car la vie ne marche pas à reculons, ni ne s’attarde avec hier.
Vous êtes les arcs desquels vos enfants sont propulsés, tels des flèches vivantes.
L’Archer vise la cible sur le chemin de l’Infini, et Il vous tend de Sa puissance afin que Ses flèches volent vite et loin.
Que la tension que vous donnez par la main de l’Archer vise la joie.
Car de même qu’Il aime la flèche qui vole, Il aime également l’arc qui est stable.
L’amour
Alors Almitra dit, Parle-nous de l’Amour.
Et il leva la tête et regarda le peuple assemblé, et le calme s’étendit sur eux. Et d’une voix forte il dit :
Quand l’amour vous fait signe, suivez le.
Bien que ses voies soient dures et rudes.
Et quand ses ailes vous enveloppent, cédez-lui.
Bien que la lame cachée parmi ses plumes puisse vous blesser.
Et quand il vous parle, croyez en lui.
Bien que sa voix puisse briser vos rêves comme le vent du nord dévaste vos jardins.
Car de même que l’amour vous couronne, il doit vous crucifier.
De même qu’il vous fait croître, il vous élague.
De même qu’il s’élève à votre hauteur et caresse vos branches les plus délicates qui frémissent au soleil,
Ainsi il descendra jusqu’à vos racines et secouera leur emprise à la terre.
Comme des gerbes de blé, il vous rassemble en lui.
Il vous bat pour vous mettre à nu.
Il vous tamise pour vous libérer de votre écorce.
Il vous broie jusqu’à la blancheur.
Il vous pétrit jusqu’à vous rendre souple.
Et alors il vous expose à son feu sacré, afin que vous puissiez devenir le pain sacré du festin sacré de Dieu.
Toutes ces choses, l’amour l’accomplira sur vous afin que vous puissiez connaître les secrets de votre cœur, et par cette connaissance devenir une parcelle du cœur de la Vie.
Mais si, dans votre appréhension, vous ne cherchez que la paix de l’amour et le plaisir de l’amour.
Alors il vaut mieux couvrir votre nudité et quitter le champ où l’amour vous moissonne,
Pour le monde sans saisons où vous rirez, mais point de tous vos rires, et vous pleurerez, mais point de toutes vos larmes.
L’amour ne donne que de lui-même, et ne prend que de lui-même.
L’amour ne possède pas, ni ne veut être possédé.
Car l’amour suffit à l’amour.
Quand vous aimez, vous ne devriez pas dire, « Dieu est dans mon cœur », mais plutôt, « Je suis dans le cœur de Dieu ».
Et ne pensez pas que vous pouvez infléchir le cours de l’amour car l’amour, s’il vous en trouve digne, dirige votre cours.
L’amour n’a d’autre désir que de s’accomplir.
Mais si vous aimez et que vos besoins doivent avoir des désirs, qu’ils soient ainsi :
Fondre et couler comme le ruisseau qui chante sa mélodie à la nuit.
Connaître la douleur de trop de tendresse.
Etre blessé par votre propre compréhension de l’amour ;
Et en saigner volontiers et dans la joie.
Se réveiller à l’aube avec un cœur prêt à s’envoler et rendre grâce pour une nouvelle journée d’amour ;
Se reposer au milieu du jour et méditer sur l’extase de l’amour ;
Retourner en sa demeure au crépuscule avec gratitude ;
Et alors s’endormir avec une prière pour le bien-aimé dans votre cœur et un chant de louanges sur vos lèvres.
L’amitié
Et un jeune dit, Parle-nous de l’Amitié.
Et il répondit, disant :
Votre ami est votre besoin qui a trouvé une réponse.
Il est le champ que vous semez avec amour et moissonnez avec reconnaissance.
Il est votre table et votre foyer.
Car vous venez à lui avec votre faim, et vous cherchez en lui la paix.
Lorsque votre ami parle de ses pensées vous ne craignez pas le « non » de votre esprit, ni ne refusez le « oui ».
Et quand il est silencieux votre cœur ne cesse d’écouter son cœur ;
Car en amitié, toutes les pensées, tous les désirs, toutes les attentes naissent et sont partagés sans mots, dans une joie muette.
Quand vous vous séparez de votre ami, ne vous désolez pas ;
Car ce que vous aimez en lui peut être plus clair en son absence, comme la montagne pour le randonneur est plus visible vue de la plaine.
Et qu’il n’y ait d’autre intention dans l’amitié que l’approfondissement de l’esprit.
Car l’amour qui cherche autre chose que la révélation de son propre mystère n’est pas l’amour, mais un filet jeté au loin : et ce que vous prenez est vain.
Et donnez à votre ami le meilleur de vous-même.
Et s’il doit connaître le reflux de votre marée, laissez le connaître aussi son flux.
Car qu’est-ce que votre ami si vous venez le voir avec pour tout présent des heures à tuer ?
Venez toujours le voir avec des heures à faire vivre.
Car il est là pour remplir vos besoins, et non votre néant.
Et dans la tendresse de l’amitié qu’il y ait le rire et le partage des plaisirs.
Car dans la rosée de menues choses le cœur trouve son matin et sa fraîcheur.
Le mariage
Alors Almitra parla à nouveau et dit, Et qu’en est-il du Mariage, maître ?
Et il répondit en disant :
Vous êtes nés ensemble, et ensemble vous serez pour toujours.
Vous serez ensemble quand les blanches ailes de la mort disperseront vos jours.
Oui, vous serez ensemble même dans la silencieuse mémoire de Dieu.
Mais laissez l’espace entrer au sein de votre union.
Et que les vents du ciel dansent entre vous.
Aimez-vous l’un l’autre, mais ne faites pas de l’amour une chaîne.
Laissez le plutôt être une mer dansant entre les rivages de vos âmes.
Emplissez chacun la coupe de l’autre, mais ne buvez pas à la même coupe.
Donnez à l’autre de votre pain, mais ne mangez pas de la même miche.
Chantez et dansez ensemble et soyez joyeux, mais laissez chacun de vous être seul.
De même que les cordes du luth sont seules pendant qu’elles vibrent de la même harmonie.
Donnez vos cœurs, mais pas à la garde l’un de l’autre.
Car seule la main de la Vie peut contenir vos cœurs.
Et tenez-vous ensemble, mais pas trop proches non plus :
Car les piliers du temple se tiennent à distance,
Et le chêne et le cyprès ne croissent pas à l’ombre l’un de l’autre.
La connaissance de soi
Un homme dit, Parle-nous de la Connaissance de soi.
Il répondit :
Vos coeurs connaissent en silence les secrets des jours et des nuits.
Mais vos oreilles se languissent d’entendre la voix de la connaissance en vos coeurs.
Vous voudriez savoir avec des mots ce que vous avez toujours su en pensée.
Vous voudriez toucher du doigt le corps nu de vos rêves.
Et il est bon qu’il en soit ainsi.
La source secrète de votre âme doit jaillir et couler en chuchotant vers la mer,
Et le trésor de vos abysses infinis se révéler à vos yeux.
Mais qu’il n’y ait point de balance pour peser votre trésor inconnu,
Et ne sondez pas les profondeurs de votre connaissance avec tige ou jauge,
Car le soi est une mer sans limites ni mesures.
Ne dites pas: « J’ai trouvé la vérité », mais plutôt: « J’ai trouvé une vérité ».
Ne dites pas: « J’ai trouvé le chemin de l’âme ». Dites plutôt: « J’ai rencontre l’âme marchant sur mon chemin ».
Car l’âme marche sur tous les chemins.
L’âme ne marche pas sur une ligne de crête, pas plus qu’elle ne croit tel un roseau.
L’âme se déploie, comme un lotus aux pétales innombrables.